Sep 182012
 

 

(En date du 13 avril 2014, suite à la publication d’un dossier scientifique dans le Harvard Theological Review, j’ai écrit une mise à jour disponible ici.)

Karen King vient de présenter à la communauté scientifique un fragment de papyrus en copte qu’elle et quelques autres datent du 4e siècle. Le document attribue notamment à Jésus les mots «mon épouse» […] «elle sera en mesure d’être mon disciple». Le problème avec ça est qu’aucun critère ne permet de dater paléographiquement un papyrus copte avec autant de précision. L’analyse de l’encre au c14 n’est pas envisageable (à cause de la dimension du document – c’est trop petit ). Quelques collègues (notamment un des bons paléographes que je connaisse, un vrai spécialiste des manuscrits coptes, Alin Suciu) ont déjà émis de très grosses réserves quant à l’authenticité de cet artéfact. Ma première réaction lorsque j’ai vu la photo du papyrus est que ça semble bizzare et grossier comme écriture. À mon sens, il est prématuré de conclure quoi que ce soit. Quoi qu’il en soi, ça a fait les manchettes du NY Times

Je précise que ce qui me fait douter de l’affaire, ce ne sont pas des considérations doctrinales, ni parce que ça “ébranle la foi” ou que ça heurterait mes convictions. Le doute vient du fait que le papyrus, tel que vu dans les médias, comporte des anomalies importantes (voir mes ajouts en bas de la page et un lien vers la dite photo.)

 

Cela dit, le concept d’épouse du Christ est quelque chose de bien documentable dans la littérature spirituelle patristique. Mais ça ne signifie pas qu’il s’agisse d’un mariage dans le monde matériel, si je puis le dire ainsi. C’est comme le baiser sur la bouche que Jésus donne à Marie Madeleine dans l’Évangile de Philippe (un des pivot du Da Vinci Code et du livre Holy Blood and the Holy Grail). Ce baiser est le signe, ou le processus du transfert de l’Esprit et de la naissance spirituelle. On cite souvent en effet le logion 55 de l’Évangile de Philippe (les mots et les lettres entre crochets indiquent que l’éditeur les a restitués par une conjecture) :

(55) La Sagesse qu’on appelle « la stérile » est la mère [des] anges et [la] compagne du S[auveur].

[Quant à Ma]rie Ma[de]leine, le S[auveur l’aimait] plus que [tous] les disci[ples et il] l’embrassait sur la [bouche sou]vent. Le reste des [disciples]  [ . . ] . . . . . [ . ] . [ . . ] . . ils lui dirent : « Pourquoi l’aimes-tu plus que nous tous ? » Le Sauveur répondit et leur dit {   } « Pourquoi ne vous aimé-je pas comme elle ? »

Mais on mentionne beaucoup plus rarement ce qui vient avant dans le texte et qui constitue la clé herméneutique, les logia 30 et 31 (j’ajoute les caractères gras) :

(30) Tous ceux qui sont engendrés dans le monde c’est par la nature qu’ils sont engendrés, et les autres, c’est [d’où] ils sont engendrés qu’ils se nour[rissent]. L’homme, c’est de la [pro]messe qu’il re[çoit sa nourri]ture, en [vue du li]eu d’en haut. [S’il . . . . ] lui de la bouche – [d’où] provient la parole -, alors il serait nourri par (ce qui provient de) la bouche et il deviendrait parfait.

(31) En effet, les parfaits, c’est par un baiser qu’ils conçoivent et engendrent. C’est pourquoi nous aussi nous embrassons mutuellement et c’est par la grâce qui est en nous mutuellement que nous recevons la conception.

C’est une interprétation de la symbolique des noces dans le Cantique des cantiques («Qu’il me donne des baisers de sa bouche…») dont fait écho l’Apocalypse de Jean (les noces de l’Agneau) qui l’exprime littéralement : «L’Esprit et l’Épouse disent “Viens”» (Apocalypse 22.17). Nous (incluant les exégètes et les historiens) ne comprenons plus tellement bien ce langage qui exploite l’allégorie et la typologie. Mais c’est ainsi que les chrétiens s’exprimaient, ainsi que la branche rabbinique la plus mystique dans le judaïsme. J’ai un article sur ce sujet qui s’en va bientôt sous-presse “Husband and Wife as Spirit and Soul”. Je vous tiendrai au courant 😉

Marie Madeleine est à la mode, j’en avais déjà parlé abondamment ailleurs, notamment dans cette recension d’un livre qui lui avait été consacré en 2006.

****

 

– Ajouts (19 septembre 2012) : Sur la page facebook du Concordia Nag Hammadi Seminar, Louis Painchaud en appelle à la prudence et émet des réserves sur des bases paléographiques et papyrologiques. Il avait envoyé une lettre au site Jeunes et religions au Québec où on peut la lire : Épouse de Jésus : Prudence, dit un spécialiste (ajout du 27 nov 2016 : on me signale que cette lettre n’est plus en ligne).

 

– Je note que l’annonce a été faite au médias avant que la communauté scientifique n’ait pu examiner le papyrus (comme dans le cas de l’Évangile de Judas dont le contenu après coup s’est avéré être complètement différent de ce que la National Geographic et les médias avaient annoncé au public). On a pourtant prit soin de fournir une photo aux médias…

 

– Toujours sur facebook (18 septembre 2012, tard en fin de soirée), Brice Jones (candidat au Ph.D à l’U. Concordia) souligne quelques anomalies visibles sur la photo du papyrus.  Les lettres deviennent plus foncées à deux endroits bien précis. L’encre semble avoir “bavé” et le texte avoir été retouché exactement (quel hasard) où sont inscrits les mots «mon épouse» (taHime en copte) et «ma (naei en copte) disciple». Étrangement, les médias ne le disent pas et Karen King ne le signale pas dans ses travaux préliminaires. Or, une analyse paléographique qui se tient devrait en principe signaler un tel détail, surtout qu’il concerne les deux mots qui font couler de l’encre dans les médias et qui excitent les passions.

 

– Sur le blog d’April DeConick

Sur le blog de Marc Goodacre

– Alin Suciu : «I would say it’s a forgery. The script doesn’t look authentic» et de Stephen Emmel : «There’s something about this fragment in its appearance and also in the grammar of the Coptic that strikes me as being not completely convincing somehow».

En français sur cyberpresse : Un expert de l’Université Laval, à Québec, compte parmi ceux qui remettaient en question, mercredi, l’authenticité d’un fragment de papyrus du IVe siècle qui affirme que Jésus était marié.

 

Mise à jour 14 novembre 2013 : Larry Hurtado note que toujours rien n’a été publié

  5 Responses to “Un papyrus copte qui mentionne l’épouse de Jésus?”

  1. Bonjour,

    Et merci pour votre belle et saine analyse!

    Pour ma part voici mon apport: puisque « Jésus » était une femme à barbe (ce que les artistes de tous temps ont essayé de montrer de façon « hermétique » depuis le VIe siècle à Ravenne, notamment l’école de Da Vinci ou Rembrandt, voir au fil des 13 pages de mon blog dont des « Jésus » enceintes), alors comment une femme pourrait-elle dire « ma femme » ? Ce fragment est un faux qui méprise son sujet et cette Karen King est pathétique dans son combat féministe qui ne vole pas très haut, spirituellement parlant! Je lui reconnaîs un seul mérite: de taper ne serait-ce qu’un peu dans ce dogme fossilisé qu’est la religion chrétienne en 2012, quitte à n’en sortir qu’une infime poussière de nouvelle réflexion collective.

    cordialement,
    Madeleine

  2. Cela dit, le passage (traduit en anglais sur le site du New York Times): « As for me, I dwell with her in order to » peut montrer une Marie-Madeleine « en qui » Christ, symbolisé par Jésus, habite (comme Dieu habite dans la Shékinah, dans Sa manifestation).

    Sous-entendu: « moi, son homme de lumière, j’habite en elle, avec elle, dans le but de [la rendre mâle] ».

    Voir sur mon blog l’article « celle qui porte son conjoint »:

    http://magdala.over-blog.net/article-celle-qui-porte-son-conjoint-108757148.html

    cordialement,
    Madeleine

    • Merci pour ces commentaires et réflexions. Je l’apprécie beaucoup Je regarderai votre site plus en détail pendant le week-end et je vous invite à lire un de mes articles :

      “La masculoféminité d’Adam : Témoins textuels et exégèses chrétiennes anciennes de Gen. 1, 27”, Revue Biblique, 114 (2007), p. 174-188. en ligne ici :

      http://ulaval.academia.edu/SergeCazelais/Papers/743904/La_masculofeminite_dAdam_Quelques_temoins_textuels_et_exegeses_chretiennes_anciennes_de_Gen_1_27

      • Merci beaucoup, je l’ai lu avec attention et je suis loin d’avoir votre érudition et vos sources! Aussi veuillez être indulgent autant pour la découverte de mon blog – fait d’inspiration et de méditations personnelles offertes au lecteur – que pour les quelques remarques ci-dessous.

        Il est vraiment dommage que le mot androgyne ait été confondu avec le mot hermaphrodite par Philon et la littérature grecque. Mais est-ce pour autant qu’il doive être nécessaire, de nos jours, d’utiliser le non-mot masculoféminité ? Voyez ce qu’il a de dualité, en latin comme en français, au contraire du mot androgyne qui entraîne chez le lecteur contemporain une image d’unité (menant ensuite plus spirituellement au mot monachos, unifié). Ceci est mon humble avis mais j’apprécie aussi les explications que vous donnez.

        Quant à Adam, vous pourrez trouver chez Jacob Boehme cette phrase:

        « Adam était un homme et aussi une femme et pourtant ni l’un ni l’autre mais une vierge, pleine de chasteté, de pudeur et de pureté, telle l’image de Dieu. »

        http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k839135/f188.image

        Le commentaire de Nicolas Berdiaeff, notamment page 30 du même ouvrage, est aussi très instructif à lire.

        cordialement,
        Madeleine

  3. Bonjour,

    Ci-dessous, une étude en anglais qui montre comment le « faux » a été composé:

    http://markgoodacre.org/Watson.pdf

    cordialement,
    Madeleine

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