Quelques principes d’exégèse ancienne

 

Quelqu’un m’écrit et veut en savoir plus sur les règles de l’exégèse juive de la Bible. Je donne ici une brève explication d’une de ces règles ainsi qu’un exemple classique qui se retrouve chez plusieurs auteurs Chrétiens anciens (ou «Père de l’Église») et dans la littérature juive rabbinique.

Il arrive souvent qu’on lise sur internet ou encore dans des livres destinés au grand public que les Anciens (notamment les Pères de l’Église) lisaient les Écritures d’une manière ultra littérale et qu’ils se limitaient à une interprétation naïve de surface. Par exemple, on dit qu’ils auraient tous cru que la Terre était plate, que c’est le Soleil qui tournait autour et que le monde avait été créé en 7 jours de 24 heures. Bien entendu, tout ça est très loin de ce que le texte biblique exprime. Ce qu’il faut savoir, c’est que lire le Bible de façon littérale pour les anciens, c’est porter plutôt attentions aux lettres, à la syntaxe et au lexique et appliquer des règles logiques d’analogie afin d’en tirer une interprétation allégorique et spirituelle. Qu’on lise, par exemple, le Midrash Rabba pour sinon s’en convaincre, au moins se poser des questions!

Le lecteur moderne cultivé non spécialiste ou le simple curieux qui rencontre au gré de ses lectures un cas d’exégèse rabbinique ou patristique reste en effet perplexe, ne comprenant souvent pas ce qui est exprimé ou encore ne voyant pas du tout la cohérence de l’interprétation. On se dit alors que ce type de lecture est arbitraire, voire excentrique alors que pourtant il est le fruit d’une logique et d’une cohérence remarquables.

Les lecteurs des Écritures Juives et Chrétiennes des premiers siècles de notre ère tenaient compte de toutes les particularités présentes dans le texte afin d’en expliquer le sens. Pour eux, tout était signifiant : le vocabulaire, l’orthographe, la syntaxe et jusqu’à la moindre lettre dont la présence dans le texte, tenu pour inspiré et parfait, ne pouvaient être le fait du hasard. Si le texte comporte une faute d’orthographe, c’est qu’il y a un sens à en déduire. Un sens caché, certes, mais pourtant bien réel.

Dans la littérature rabbinique, cette conception de l’Écriture est très répandue. Du côté chrétien, la chose est toute aussi connue. On pense, par exemple, à Origène qui avait étudié avec un maître hébreu et qui connaissait lui aussi certains principes d’exégèse grâce auxquels il pouvait tirer une lecture spirituelle, pour ne pas dire ésotérique des Écritures. Dans son Traité des Principes, il écrit à ce propos :

«Les Écritures ont été écrites par l’Esprit de Dieu et ont pour sens non seulement celui qui est apparent mais aussi un autre sens qui échappe à la plupart des gens»

– Origène, Traité des Principes, préface 8.

Deux idées se dégagent de la pensée d’Origène. Il affirme premièrement que, pour lui, l’auteur des Écritures est l’«Esprit de Dieu», sous-entendant ainsi qu’elle serait d’origine divine, parfaite et que chacune de ses particularités reflèterait une volonté divine. Mais, chose importante, il précise que l’Esprit de Dieu a écrit sur deux niveaux : Un premier qui est apparent, donc accessible à tous, et un second qui est caché et qui échapperait aux lecteurs non-initiés, mais qui est tout aussi réel, selon lui, que le premier sens accessible à tous. Il ajoute ensuite que ce qui a été écrit par l’Esprit de Dieu «ce sont des figures de certains mystères et des images des réalités divines», et que toute l’Église est unanime à ce sujet (de quo totius ecclesiae una sententia est), à savoir que la Loi est spirituelle. Mais, ajoute-t-il, «ce que la Loi signifie spirituellement n’est pas connu de tous ; seulement de ceux qui reçoivent en don la grâce de l’Esprit Saint». En d’autres mots, Origène affirme que toute l’Église sait que la Loi est de nature spirituelle, mais que tous n’ont pas reçu la clé donnant accès à la lecture spirituelle.

Il est probablement question ici d’une tradition de lecture qui se transmettait à ceux qui avaient dépassé le niveau de catéchumènes à l’intérieur des différentes communautés chrétiennes. Le lecteur qui possède ces clés serait alors, selon Origène, introduit «par l’entrée d’un étroit sentier débouchant sur un chemin plus noble et plus élevé, l’espace immense de la science divine». Afin de mieux préciser encore sa conception de l’Écriture, Origène précise enfin que ce sentier est indiqué par «des pierres d’achoppement et des interruptions dans la signification du récit historique», ainsi que par «des impossibilités et des discordances» que la Sagesse divine a intentionnellement placées dans les Écritures afin qu’elles soient remarquées par le lecteur (Traité des Principes, IV, 2, 9).

On notera donc qu’au troisième siècle Origène prétendait qu’un deuxième sens des Écritures existait et que la majorité des lecteurs au sein de l’Église n’y avaient pas accès. Origène n’a probablement pas inventé cette théorie, il l’a certainement reçue de ses prédécesseurs alexandrins (notamment de Clément) de même que de ce fameux maître hébreu auquel il fait parfois référence. Le seul problème est qu’il ne nous dit rien de ces règles, nous ne pouvons que lire les résultats auxquels il arrive lorsqu’il les applique. Afin de les connaître, il nous faut donc nous tourner du côté de la littérature rabbinique qui a conservé des descriptions précises de celles-ci.

Une de ces règles herméneutiques est explicitée dans la littérature rabbinique. Il s’agit de la gezerah shawah, ou raisonnement analogique, une règle attribuée à Hillel ou à son École dont nous adoptons ici la définition large, telle qu’elle était pratiquée au début du deuxième siècle, ce qui exclue les restrictions d’emploi que lui imposera le judaïsme postérieur.

Même si le nom de gezerah shawah qui est donnée à cette règle, ainsi que ses descriptions systématiques ne datent que de l’époque des tannaïm, il fait peu doute qu’elle est bien antérieure. Pour l’essentiel, cette règle consiste à lire en parallèle et à interpréter ensemble deux ou plusieurs passages des Écritures qui ont en commun un même mot ou un mot de même racine afin de construire un champ sémantique et symbolique permettant d’interpréter l’ensemble. Dans son livre Les arpenteurs du temps, Bernard Barc explique au sujet de cette «façon codée» de citer les Écritures qu’il s’agit de glisser «dans la trame du texte un simple mot ou une expression du texte auquel on voulait faire référence».

Un exemple classique, ce que les lecteurs modernes prennent pour le «premier jour», en Genèse 1, 1-5 était considéré par les anciens lecteurs de la Bible – au temps de Jésus, pendant la période du Second Temple jusqu’à l’ère patristique et à l’ère de la rédaction des Midrashim et du Talmud – comme étant le «Jour UN» (yom ’ehad). Ce «Jour UN» devant alors être compris, par analogie, à la lumière de l’énoncé de Deutéronome 6, 4 : «Écoute Israël, YHWH ton Dieu, YHWH (est le) UN» (YHWH ’ehad). Le lecteur Ancien concluait alors que le «Jour UN» du livre de la Genèse est un jour unique, fondement de l’histoire et du temps : C’est le Jour de YHWH.

Certes, lire dans une traduction en langue moderne les deux versets qui ont servi à illustrer cet exemple ne permet pas de comprendre ce classique de l’exégèse ancienne. Les traductions modernes traduisent plus souvent qu’autrement à peu près ainsi : «il y eu un soir, il y eu un matin : Premier jour» (Gen. 1, 1) et «Écoute Israël : Le Seigneur ton Dieu est le seul Dieu» (Deut. 6, 4). Il faut donc impérativement lire le texte dans sa langue originale et le suivre dans toutes ses subtilités afin de comprendre de quoi il parle. De plus, il faut connaître la base des règles herméneutiques qui étaient celles des anciens si on veut comprendre le sens qu’ils donnaient au texte.

Bibliographie sommaire

B. Barc, Les arpenteurs du temps. Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique, (Histoire du texte biblique 5), Lausanne, Éditions du Zèbre, 2000.

S. Cazelais, « Sens corporel et sens spirituel de l’Écriture selon Origène et Marius Victorinus », Revue Scriptura : Nouvelle Série, 10 (2008), p. 9-22.

M. Chernick, « Internal Restraints on Gezerah Shawah’s Application », Jewish Quarterly Review 80 (1990) 253-282.

Midrash Rabba, tome I. Genèse Rabba, traduit de l’hébreu par B. Maruani et A. Cohen-Arazi, annoté et introduit par B. Maruani, (Les Dix Paroles) Paris, Verdier, 1987.

Origène, Traité des Principes, par G. Dorival, M. Harl et A. Le Boulluec, Paris, Études Augustiniennes, 1976.

Origène, Traité des Principes, tome I, introduction, texte critique de la version de Rufin, traduction par H. Crouzel et M. Simonetti, (Sources Chrétiennes 252), Paris, Les Éditions du Cerf, 1978.

S. Zeitlin, « Hillel and the Hermeneutic Rules », Jewish Quarterly Review, 54, 1963, 161-173.

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