Avr 132014
 

(Une mise à jour est ici en date du 24 avril 2014)

 

Depuis vendredi, les médias et la blogosphère s’emballent de nouveau… une semaine avant Pâques! C’est en effet devenu une tradition que de lancer une controverse pendant le carême! Pensons au faux tombeau familial de Jésus, pensons aux faux rouleaux de métal, pensons au manuscrit en syriaque daté du Moyen âge, mais présenté comme plus ancien que les évangiles canoniques et j’en passe. Cette fois-ci, c’est une vieille histoire qui revient dans les médias. J’en avais parlé en septembre 2012 (avec des mises à jour jusqu’au 14 novembre 2013).

Si vous lisez l’anglais, vous avez le dossier scientifique ici, tel qu’il est paru dans le Harvard Theological Review. En cliquant sur l’onglet «Latest issue» les articles s’affichent et vous pouvez les ouvrir et les télécharger en format PDF – en principe, le dernier numéro s’affiche automatiquement.

J’attire votre attention sur les deux articles intitulés : « Accelerated Mass Spectrometry Radiocarbon Determination of Papyrus Samples »

Lisez-les et notez ceci :

Le labo de Harvard date le papyrus entre les années 659 à 869 de notre ère. Le labo de l’Arizona date le papyrus entre les années 405 à 209 AVANT notre ère, ce qui est un non sens!

Les médias ne vous le disent pas et Karen King – la prof de Harvard qui est derrière tout ça – passe bien vite sur la question…

Je note souvent – et je le dis souvent – que la datation au carbone 14 n’est pas une méthode précise, que des facteurs comme la contamination des échantillons – ou du matériel – peuvent jouer des tours. Nous en avons donc encore une fois une illustration!

Mais encore, on a prélevé des miettes de papyrus qui ne comportaient pas de trace d’encre afin de procéder à la datation au carbone 14. L’encre n’a donc pas été datée. L’encre n’a été qu’analysée chimiquement et spectroscopiquement.

D’autre part – et ça c’est une bourde monumentale de la part des médias, le manuscrit de l’Évangile de Jean qui est daté dans les deux articles intitulés « Accelerated Mass Spectrometry Radiocarbon Determination of Papyrus Samples » n’est pas l’original, mais une copie, un exemplaire qui a été daté à titre comparatif. Que d’affirmer que le fragment de papyrus est contemporain de l’époque de la rédaction de l’Évangile de Jean relève du contresens le plus grossier! Et c’est que ce rapportent de nombreux médias! (** Addendum en date du 24 avril, il y a désormais des suspicions autour de ce papyrus de l’Évangile de Jean. Détails ici)

Les médias ne disent pas bien fort non plus que la majorité des spécialistes de l’Antiquité tardive, des papyrologues et des coptologues (des spécialistes de la langue copte) sont d’avis qu’il s’agit d’un faux.  (Je vous donne à la fin de ce billet quelques liens d’articles écrits par des vrais spécialistes).

Il est en effet aisé de fabriquer de telles choses à partir d’un bout de papyrus ancien et vierge acheté sur le marché noir (ça se trouve facilement). Plusieurs ont noté que des bouts de phrase de l’édition PDF en ligne de l’Évangile de Thomas (sur le site web de Michael Grondin) qui comporte des fautes qui sont uniques à ce PDF, se retrouvent reproduites dans le papyrus. Ça, c’est un argument de taille qui est minimisé par Karen King. Un argument technique qui est difficile à évaluer de la part du grand public, mais qu’un spécialiste du copte voit très bien. Notons donc ceci : Certains médias affirment n’importe quoi, notamment le Figaro (Mis à jour Publié ) qui écrit que la structure grammaticale permet «de dater l’origine du document entre le VIe et le IXe siècle.» C’est faux!! La structure grammaticale indique au contraire qu’il y a quelque chose qui cloche! (** Note du 14 avril 2014 : Je reçois des questions à ce sujet, si vous lisez l’anglais, lisez ça sur le blog de Alin Suciu; puis ces deux articles de Andrew Bernhard 1; Andrew Bernhard 2 – ces articles comportent des citations en copte)

Autre faux détail mentionné dans le Figaro : «Aucun évangile ne mentionne le fait que Jésus ait été marié ou ait eu des disciples féminines» C’est faux! Les évangiles canoniques mentionnent ceci :

Or, par la suite, Jésus faisait route à travers villes et villages ; il proclamait et annonçait la bonne nouvelle du Règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui, et aussi des femmes qui avaient été guéries d’esprits mauvais et de maladies : Marie, dite de Magdala, dont étaient sortis sept démons, Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs biens. (Évangile selon Luc 8. 1-3)

Jésus lui dit : « Marie. » Elle se retourna et lui dit en hébreu : « Rabbouni » – ce qui signifie maître. Jésus lui dit : « Ne me retiens pas ! car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Pour toi, va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu. » Marie de Magdala vint donc annoncer aux disciples : « J’ai vu le Seigneur, et voilà ce qu’il m’a dit. » (Évangile selon Jean 20. 16-18)

Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une sœur nommée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s’affairait à un service compliqué. Elle survint et dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui donc de m’aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. C’est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. » (Évangile selon Luc 10. 38-42)

La journaliste du Figaro nous laisse une impression floue… Comme si elle n’aurait fait que reproduire ce qui se colporte et se grapille sur le web. A-t-elle lu le dossier scientifique et s’est-elle documentée? Ça manque de sérieux…

Mais encore plus tendancieux de la part des médias, c’est que Karen King elle-même dit dans la conclusion de son long article, celui qui est intitulé : « “Jesus said to them, ‘My Wife…’” : A New Coptic Papyrus Fragment » (à la page 158 ) : 

«The most historically reliable early Christian literature is silent about Jesus’s marital status, and the GJW fragment does not change that situation. It is not evidence that Jesus was married».

(GJW fragment = le bout de papyrus en question)

Traduction :

«La littérature chrétienne primitive la plus historiquement fiable est silencieuse sur l’état matrimonial de Jésus, et le fragment GJW ne change rien à cette situation. Il ne prouve pas que Jésus était marié ».

Karen King pense même désormais que le fragment, s’il est authentique, aurait pu subir l’influence d’un milieux islamique. On est donc assez loin d’un texte contemporain de l’Évangile de Jean qui parle de la conjointe de Jésus! À la page 159, elle écrit :

«In January 2014, I concluded this article by stating it would not be the last word on the subject. And now in early March, I received news of the results of the second radiocarbon testing of the material artifact of GJW that gives it a mean date of 741 c.e. This date suggests a new line of inquiry into the context of the fragment’s circulation in Egypt of the Islamic period, given the Qur’an’s designation of Jesus as “Son of Mary” and its view that prophets (among whom Jesus is numbered) were usually married, although the Qur’an does not state specifically that Jesus was married.»

Traduction :

« En Janvier 2014, je concluais cet article en déclarant qu’il ne constituerait pas le dernier mot sur ce sujet. Et maintenant, début Mars, j’ai reçu des nouvelles des résultats du deuxième test au radiocarbone de l’artefact matériel de GJW qui lui attribue une date moyenne de 741 de notre ère. Cette date indique une nouvelle piste de recherche (a new line of inquiry) sur le contexte de la circulation du fragment en Égypte pendant la période islamique, compte tenu de la désignation de Jésus dans le Coran comme « Fils de Marie » et son point de vue à l’effet que les prophètes (parmi lesquels Jésus est compté – selon l’Islam) étaient généralement mariés, bien que le Coran ne précise pas que Jésus était marié. »

Les médias qui parlent d’un papyrus contemporains de l’Évangile de Jean disent vraiment n’importe quoi… En aucun moment Karen King n’a suggéré une telle conclusion. Ce manque de rigueur est injustifiable et inacceptable, mais ne me surprend guère.

Je me permets aussi de me vous renvoyer à ce que je disais le 18 sept. 2012 : L’idée d’une épouse du Christ est documentable dans la littérature chrétienne ancienne. Il ne s’agit pas d’un mariage dans le monde matériel, mais d’une symbolique nuptiale inspirée du Cantique des cantique. C’est la même thématique qui est sous entendue dans l’Apocalypse de Jean. Je cite :

Alors je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre ont disparu et la mer n’est plus.
Et la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, je la vis qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu,
comme une épouse qui s’est parée pour son époux. (Apocalypse de Jean 21. 1-2)

Alors l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes pleines des sept derniers fléaux vint m’adresser la parole et me dit :
Viens, je te montrerai la fiancée, l’épouse de l’agneau. (Apocalypse de Jean 21. 9)

L’Esprit et l’épouse disent : Viens !
Que celui qui entend dise : Viens !
Que celui qui a soif vienne,
Que celui qui le veut reçoive de l’eau vive, gratuitement. (Apocalypse de Jean 22. 17)

 

Ce qui m’amène à poser la question sous un angle sociologique, plutôt qu’historique (ou chimique!). Pourquoi les médias ne s’intéressent-ils qu’à ce qui est subversif? Pourquoi les médias inventent-ils autant? Pourquoi certains journalistes sont-ils satisfaits lorsqu’ils publient des brouillons? Où sont nos véritables journalistes d’enquête? Pourquoi les médias ont-ils occulté certains détails importants des résultats de la datation au carbone 14? Pourquoi avoir autant ergoté en disant que le papyrus est contemporain de l’Évangile selon Jean, ou en affirmant que les évangiles canoniques ne parlent pas de femmes disciples ou en exagérant le tout en affirmant, au-delà des conclusions de Karen King, que nous avons désormais la preuve que Jésus était marié? Pourquoi un Jésus marié est-il si important pour notre époque? Pourquoi la période précédant Pâques est-elle si propice à ce genre de publications et à un certain manque de discernement et d’esprit critique? À chaque mois il se découvre pourtant des manuscrits bibliques anciens (pensons aux papyrus d’Oxyrhynque), il se découvre des manuscrits d’oeuvres classiques (tels Homère, Platon et d’autres) et c’est en général publié dans des revues académiques, mais dans l’indifférence totale de la part des médias. Je vous invite à lire à ce sujet la lettre ouverte de Brice C. Jones (le lien est au bas de la page).

J’ajoute aussi, en terminant, que nous déplorons régulièrement la montée d’une certaine pensée dite “conspirationiste” alors que certains voient des complots partout et s’imaginent que les médias sont complices d’une machination destinée à tromper les honnêtes gens. À lire le Figaro et d’autres médias et leur manière de traiter cette nouvelle, ça me laisse perplexe, ça me dit que certains médias s’amusent avec le public (en sont-ils conscients?) et nous prennent pour des gourdes. Un peu de rigueur SVP… Du respect aussi pour vos lecteurs.

 

D’ici quelques jours, probablement pendant le congé de Pâques, je reviens sur ce sujet avec d’autres réflexions. (Une mise à jour est ici en date du 24 avril 2014)

**

Christian Askeland (spécialiste des évangiles coptes) : Jesus’s Wife Resurrected from the Dead.

Candida Moss (Notre-Dame University) : The “Gospel of Jesus Wife” is Still as Big as Mystery as Ever.

Brice C. Jones (Concordia University) : The Gospel of Jesus’ Wife : An Open Letter to Historians.

(Une mise à jour est ici en date du 24 avril 2014)

  5 Responses to “Le papyrus soi-disant de la “femme de Jésus” – Quelques questions…”

  1. Bonjour,

    J’ai prouvé sur mon blog que le disciple bien-aimé – donc l’auteure du quatrième évangile – était Marie-Madeleine, ce qu’une exégèse rigoureuse mais pourtant simple à faire de Jean 19:25-26 permet de conclure, de façon imparable. Cela c’est autre chose que ce parchemin, et l’exégèse que j’ai faite aurait pu (aurait dû) être faite depuis des siècles déjà. Par vous y compris, Serge Cazelais…

    Mais s’exciter sur un bout de parchemin c’est tellement plus fun, tellement moins responsable, tellement plus volatile! A l’image de ce monde qui s’enfonce chaque jour un peu plus dans les ténèbres de l’ignorance, et du mensonge « officiel ».

    « Suis-je un traître ? » se demandait le pape, en ce dimanche des Rameaux.

    • Bonjour,

      Je ne pense pas que qui que ce soit n’est à «s’exciter sur un bout de parchemin». Je m’intéresse plus au traitement médiatique qu’au contenu de ce bout de papyrus.

      Vous pouvez me parler d’égal à égal si vous voulez et sans ironie ou condescendance. Personne n’est «un traitre» ici, soyez rassurée. Je connais votre blog et je vous respecte.

      Que Marie Madeleine soit l’auteur du 4e évangile, vous n’êtes pas la seule à l’avoir proposé ou démontré. Ramon K. Jusino l’a formulé en 1998 dans son article Mary Magdaleine: Author of the Fourth Gospel. La défunte et très regrettée Esther DeBoer en a discuté dans l’article suivant publié en 2000 :

      Esther A. DeBoer, «Mary Magdalene and the Disciple Jesus Loved», Lectio Difficilior, 2000.

      Si vous aviez assistés à quelques unes de mes conférences, vous m’auriez entendu soutenir que cette hypothèse est à prendre très au sérieux.

      Pour ma part, j’ai comme politique de ne pas publier mes conclusions tant que je n’ai pas terminé mon travail d’analyse. Je travaille sur Jn 20 depuis un bon bout de temps. J’ai beaucoup de matériel, je travaille sur le texte grec et le texte grec est beaucoup plus nuancé que les traductions.

      Ça ne donne rien de jouer au martyr et de s’autoflageller (votre référence à la traitrise). Le dialogue est beaucup plus fructueux, ne pensez-vous pas? Vous êtes la bienvenue sur mon blog, je ne vous censurerai pas, bien au contraire, surtout si vous nous partager vos résultats et si à l’occasion je vous questionne, soyez assurés que c’est fait avec respect et dans un soucis de dialogue.

      Et j’invite tout le monde à visiter votre site : http://magdala.over-blog.net

      Serge

      • Merci et désolée si mes propos (« s’exciter sur un bout de parchemin, etc ») semblaient vous viser car je faisais allusion aux mêmes médias que ceux que vous fustigez, et certainement pas à vous que je lis depuis longtemps.

        J’espère que vous persévérerez dans votre étude sur Marie-Madeleine comme auteure du quatrième évangile (étude dont j’ignorais tout, excusez-moi). C’est important pour nous autres, femmes: il y a tant de femmes qui attendent et espèrent une ouverture vers la prêtrise… Cette étude, qui, comme vous l’avez compris, est « limpide » dans Jean pour qui sait voir, serait bien plus révolutionnaire dans le monde chrétien que ce bout de parchemin. Car, par elle-même, elle montrerait aussi que Jésus avait une « bien-aimée » mais elle le montrerait dans un écrit canonique, rien que ça…

        Merci pour votre mise au point et votre soutien, et je vous promets de collaborer autant que je le puis… et avec le sourire,

        Madeleine

      • d’Esther A. De Boer:

        « If we indeed look upon her as an important candidate, this has consequences for our general perspective on Mary Magdalene. She would have had disciples, her testimony would have formed a community, her accounts not only of the death and resurrection of Jesus, but also of his life and teachings, would have been preserved. But not only that, her words would have been canonized and taught through the ages, and spread over the world. »

        Et il faudrait alors considérer plus sérieusement l’évangile qui lui est attribué: « L’évangile selon Marie » où, par conséquent, d’autres révélations seraient révolutionnaires comme le fait que Jésus y renie clairement la Loi (la Torah et non toute la Bible) au profit de l’Evangile du Royaume (« ne donnez pas de Loi à la manière du Législateur afin que jamais vous ne soyez dominés par elle »), ce qui remettrait en cause la thèse officielle d’une continuité entre AT et NT; mais également l’invitation de Jésus à trouver le Fils de l’Homme à l’intérieur de nous:

        http://www.naghammadi.org/traductions/textes/evangile_marie.asp

        Une « résurrection » de Jésus en 2014, en quelque sorte 😉

        A part ça, rien à rajouter à cette riche étude si ce n’est qu’elle n’a pas remarqué l’emploi de deux mots grecs différents pour les deux disciples que Jésus aimait: invariablement « êgapa » pour Marie-Madeleine et « ephilei » pour Jacques (« l’autre disciple » de Jean 20:2). En toute logique, on retrouve un mot d’amour (agapê) pour un homme envers une femme et plutôt un mot d’amitié (philia) pour un homme envers un homme.

        Enfin, ne pas oublier que, si Marie-Madeleine est l’auteure du quatrième évangile, elle devient par conséquent l’auteure de la première épître de Jean (voir des trois)…

    • Bonjour Serge, et heureuse Résurrection à vous 😉

      Un petit commentaire pour vous faire part de mes recherches toutes récentes sur le nom historique de Jésus. Sentez-vous libre de venir commenter, voire critiquer, cette recherche et merci d’avance d’y prêter attention:

      http://magdala.over-blog.net/2014/04/proposition-de-recherche.html

      Madeleine

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